5/14/2008

Goûter le sans-goût


Par Olivier Meunier



« Pratique le non-agir, affaire-toi à ne rien faire, goûte le sans goût ». Voilà le premier verset du chapitre 63 du Livre de la voie et de la vertu ( Daodejing ). Qu’est-ce que l’on entend au juste par « goûter le sans goût »?



Le livre de la Voie et de la vertu (Daodejing) est l’œuvre centrale du corpus taoïste. L’œuvre, probablement compilée autour du 4e et 3e siècle avant notre ère, est porteuse d’une sagesse traditionnelle qui garde sa valeur dans tous les siècles. Dans une série d’articles, l’auteur s’engage à faire découvrir au lecteur la richesse de ce classique tout en lui proposant quelques pistes de réflexion.


Qu’apercevez-vous en fermant les yeux? Rien, me direz-vous. Pourtant ce « rien » correspond bel et bien à quelque chose. Tout comme le silence, que l’on perçoit à l’oreille et qui prend une place déterminante dans l’harmonisation d’une symphonie, l’absence d’image concrète appartient également au domaine visuel, de même que l’insipide fait aussi partie du monde des saveurs. « Goûter le sans goût » revêt alors un sens très profond, qui est celui de nous suggérer d’écouter le silence, c’est-à-dire, de valoriser et de contempler un état libre des stimulations sensorielles extérieurs, ce qui renvoie également à la pratique de la méditation.

Il est toujours étonnant de constater à quel point les adages du Daodejing, qui remontent à l’antiquité chinoise, s’accordent tout à fait à notre réalité d’aujourd’hui. Vous avez sûrement remarqué que, de nos jours, les stimulis sont constants et omniprésents. Notre vue, notre ouïe et notre goût sont constamment sollicités. Les commerçants se livrent une véritable bataille afin d’attirer notre attention sur leur produit. Il en découle toujours plus de bruit, plus d’images et plus de goût (soulignons par exemple l’ajout excessif de sel, de sucre et d’agents chimiques pour rehausser la saveur des aliments). Les publicités sont toujours plus envahissantes. Dans les médias, bien sûr, mais aussi sur la route, dans les transports en commun ou même dans les toilettes publiques.

Pourtant, peu d’entre-nous sont conscients des méfaits que peut entraîner cette surabondance de stimulation. Les maîtres taoïstes de l’antiquité avaient déjà réalisé qu’il ne fallait pas laisser toute la place aux stimulations extérieures car celles-ci mènent à la dispersion des énergies vitales. Dans la vision chinoise du corps, les organes de sens sont comparés à des orifices desquels s’échappe l’énergie du corps. Selon les penseurs de l’époque, lorsque c’est l’excitation des sens qui prend le dessus, cela mène à l’exténuation des souffles de vie (qi). C’est sans doute pourquoi on mentionne à deux reprises, aux chapitres 52 et 56 : « Bloque toute ouverture, ferme toute porte ». On parle ici des organes de sens. Le caractère dui ? rendu par « ouvertures » est composé du caractère de la bouche ? au dessus duquel émane quelque chose, soit les deux traits?, qui expriment l’idée de division ou de dissipation.

Ainsi, les sens mènent-il à l’exténuation des souffles, mais il ne s’agit pas de dénigrer catégoriquement toutes sensations physiques. « Goûter le sans goût » nous propose de redonner au silence la place qu’il mérite, comme pour assurer l’équilibre entre activité et repos, yin et yang. Car se concentrer sur le sans goût, sur le vide, c’est aussi stopper le flux mental, réduire l’activité cérébrale un instant afin de favoriser le repos et la reconstruction des énergies du corps.

Dans le même ordre d’idée, selon les sages taoïstes, les sens provoquent des dichotomies dans l’unité de la Voie. Si l’esprit est constamment sollicité vers l’extérieur, il se détache du corps et se disperse dans le multiple. Cela perturbe le fragile équilibre entre l’interne et l’externe et brise le continuum que constituent homme et nature. Dans l’optique taoïste, c’est la méditation, par laquelle on unit ses énergies avec celle du cosmos, qui permet une perception globale et intégrante de l’être et de la nature, loin des divisions qu’opèrent les sens. Le sage compare son esprit à l’eau qui, lorsqu’elle demeure quiète, brille comme un miroir et illumine toutes choses dans une grande clarté ming (le terme chinois ming signifie à la fois clarté et comprendre).

C’est sans doute pourquoi on prétend au chapitre 12 que : « Les cinq couleurs aveuglent l’œil de l’homme. Les cinq notes assourdissent l’oreille de l’homme. Les cinq goûts gâtent la bouche de l’homme. » C’est que l’abondance de stimulations semble parfois nous faire perdre le contact avec le courant naturel des choses ainsi qu’avec soi-même.

D’ailleurs, l’excitation (du latin excitare « faire sortir » ou « appeler hors de ») est ce qui nous projette hors de soi.

Le silence de la méditation permet au contraire de s’enraciner en soi- même. En se coupant du monde extérieur, on obtient le détachement nécessaire pour y voir clair. Par exemple, essayez de fermer les yeux un instant, en vous concentrant. Observez attentivement à l’intérieur. Vous allez ressentir votre corps qui se manifeste. Vous allez prendre conscience du rythme de votre respiration, des battements votre cœur et parfois même ressentir des émotions enfouies. Dans le silence de la méditation, vous avez accès à tout un registre de sensations subtiles, qui demeurent inaccessibles autrement. Ce sont là des messages que vous lance votre corps et qu’il peut s’avérer dangereux d’ignorer. C’est le silence qui nous permet d’être à l’écoute de notre corps, à l’affut du monde intérieur et, par ce processus, on arrive à s’enraciner dans sa nature profonde, à ressentir nos besoins réels et de juger de manière plus adéquate et plus intuitive de ce qui est bon pour nous et de ce qui ne l’est pas.

Malheureusement, aujourd’hui c’est l’extérieur qui domine et le bombardement constant de stimuli exerce des influences conscientes ou inconscientes sur notre façon d’agir et de consommer. On est à ce point surstimulé qu’on en vient à perdre le contact avec soi-même, comme emporté par le flux constant d’informations et de sensations. On ressent des besoins qui n’existent pas, des désirs qui ne sont plus les nôtres et les problèmes sociaux et environnementaux que l’on connaît aujourd’hui ne sont certainement pas étrangers à tout cela. Nous n’avons qu’à penser au phénomène de la surconsommation (qui a des conséquences tragiques sur notre environnement) ou à celui de la mauvaise alimentation (responsables des épidémies d’obésité et de diabète, qui soit dit en passant frappent à un âge de plus en plus jeune).

C’est précisément là que « goûter le sans goût » prend toute sa signification. Le qigong aussi appelé neigong (« travail intérieur ») nous amène à se garder des stimulations extérieures pour se concentrer à l’interne. On vient à développer une capacité de détachement, une sorte d’indépendance du corps et de l’esprit face aux stimulations externes.

Nos choix et nos jugements deviennent plus éclairés et plus intuitifs. La sensation d’être en contact avec soi-même, en maîtrise de sa santé psychophysique, et tout le bien-être qui en découle, c’est là un plaisir beaucoup plus riche et durable que ce que nous apportent les biens matériels. Décidément, à une époque où la remise en question de notre rapport avec l’environnement est devenue une chose inévitable, voir vitale pour les générations futures, nous ne pouvons qu’espérer que plus de gens renouent avec les sagesses traditionnelles et réintègrent à leur vie le principe de « goûter le sans-goût ».


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